Ce billet a été écrit initialement pour une publication dans le blogue “Un seul monde” en mai 2015. Mais, ce texte a été refusé par le comité éditorial de ce blogue. Il est maintenant disponible librement ici.
Pourquoi je ne « construis pas d’écoles » pour celles et ceux qui en ont besoin
Ce billet a été écrit par Dimitri della Faille, professeur en développement international au département des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais, membre du comité scientifique du Centre d’études sur le droit international et la mondialisation et membre de la Chaire de recherche sur la gouvernance autochtone du territoire.
Offrir des services en santé et en éducation pour celles et ceux qui souffrent de l’extrême pauvreté et de ses conséquences est une des actions les plus visibles des organisations du développement international. Dans ce billet j’expliquerai pourquoi je choisis de ne pas « construire d’écoles ». Ici, j’utilise l’acte de « construire des écoles » comme une image qui incarne, d’une manière générale, l’aide au développement dans les pays dits les plus pauvres.
Afin d’expliquer pourquoi je fais ce choix, d’abord, je conterai une fable qui explique mes réticences à concentrer mon action sur la « construction d’écoles », ensuite j’amorcerai brièvement quelques réflexions autour de l’importance de la pensée critique.
Les bébés de la rivière
La fable que j’aimerais vous conter se déroule comme suit. Un groupe de citoyennes et citoyens d’un village profite d’un moment de quiétude le long d’une rivière. Alors que le groupe est insouciant, des cris d’un bébé en détresse se font entendre en provenance de la rivière. Remontant leurs vêtements et retroussant leurs manches, les membres du groupe se portent à la rescousse du poupon. Fiers de leur exploit, elles et ils reprennent leur détente tout en prodiguant des soins au bébé qui a été sauvé.
Quelques minutes plus tard, des cris plus nombreux se font entendre. Deux, trois, puis quatre bébés apparaissent au milieu des flots. Les membres du groupe s’organisent pour former une chaîne humaine. Mais, la chaîne peine à retirer tous les bébés de l’eau. La situation s’empire, de nouveaux bébés apparaissent à l’horizon. Débordé par l’immensité de la tâche, le groupe ne peut plus fournir l’effort nécessaire. Plusieurs bébés disparaissent dans les flots.
Pendant ce temps, alors que tous les efforts sont concentrés sur les bébés qui continuent d’arriver, toujours en grand nombre, personne n’est en mesure d’explorer la rivière en amont. Face à l’urgence, les membres du groupe n’ont pas le temps d’aller voir plus haut d’où proviennent ces bébés. Celles et ceux qui désirent le faire sont rappelés à l’ordre. On dit qu’il y a urgence! On a besoin de toutes les forces nécessaires ici et maintenant.
Encourager la pensée critique face à l’anti-intellectualisme
Cette fable est une métaphore qui me permet d’appeler à la pensée critique, qui devrait être envisagée en continuité avec les efforts mentionnés.
S’il est nécessaire d’offrir des services en santé et en éducation pour celles et ceux qui souffrent de l’extrême pauvreté et de ses conséquences, j’argumente qu’il est au moins tout aussi urgent de comprendre d’où proviennent ces problèmes. J’avance qu’à moins qu’une réflexion soit amorcée à propos des causes, nous n’avons que peu d’effet sur les origines des problèmes dont on souhaite qu’ils soient résolus. Notre utilité est bien temporaire.
Bien sur, il est très valorisant de « construire des écoles ». Nous voyons souvent de telles images touchantes dans les médias. Elles sont souvent synonymes de générosité, de don de soi et de sacrifice.
Souvent il est question, en trame de fond, de critiquer les réflexions intellectuelles. La pensée critique est parfois tournée en ridicule. Elle est considérée comme un exercice superflu émanant d’une classe de gens enfermés dans un monde hermétique sans lien avec la réalité.
Ici, j’argumente, que le travail d’intellectuel, bien que souvent dévalorisé est une action nécessaire sur le monde tout autant que la construction d’écoles. Je dirais même que sans cette action, sans cette pensée critique, toute autre action n’a que peu d’utilité. Au-delà de toutes considérations éthiques, de l’impérialisme et du paternalisme de l’action, l’aide au développement est un effort mal investi sans action intellectuelle continue et complémentaire.